« Rien n’est vrai que d’aimer… Mon âme, épuise-toi,
Coule du puits sans fond que Jésus te révèle,
Comme un flot que toujours sa source renouvelle,
Et déborde, poussée en tous sens hors de moi.
Quels usages prudents te serviront de digue ?
Donne tout ! Donne plus et sans savoir combien.
Ne crains pas de manquer d'amour, ne garde rien
Dans tes mains follement ouvertes de prodigue.
Qu'aimeras-tu ? Quel temps perdrons-nous à ce choix ?
Aime tout ! Tout t'est bon. Sois aveugle, mais aime !
Le plus près, le plus loin, chacun plus que toi-même
Et, comment ce miracle, ô Dieu, tous à la fois.
Celui qui t'est pareil, celui qui t'est contraire.
Et n'aime rien uniquement pour sa beauté :
L'enchantement des yeux leur est trop vite ôté,
Du charme d'aujourd'hui demain te vient distraire.
N'aime rien pour ses pleurs : les larmes n'ont qu'un jour ;
N'aime rien pour son chant : les hymnes n'ont qu'une heure...
Ô mon âme qui veux que ton amour demeure,
Aime tout ce qui fuit pour l'amour de l'amour.
Aime tout ce qui fuit sur la terre où tu passes,
Le long de ton chemin aveugle et sans arrêts :
Les herbes des fossés, les bêtes des forêts,
Les matins et les soirs, les pays, les espaces.
Aime, l'enthousiasme est fort comme la mer
Qui d'un seul mouvement emporte les navires.
Laisse aller tes destins au fil de ses délires
Sans goûter si le flot qui te pousse est amer.
Rien n'est vrai que d'aimer, mon âme, et d'être dupe.
Si tu cherches un cœur où reposer ton front
Et si tu te sens lasse au bout de quelque affront,
Qu'est-ce que cet amour que son gain préoccupe ?
Ô préteuse sans fin de biens jamais rendus,
Laisse abuser chacun de ta folle abondance,
Tant que jetés au vent de l'amour sans prudence,
Ta paix, tes jours, ta force et ton cœur soient perdus.
[...]
Rien n'est vrai que d'aimer et que d'aimer toujours !
Tes aimés passeront mais ton amour demeure
Malgré les renouveaux qui te changent de leurre
Et les petites morts des petites amours.
Et tant qu'il y aura des vivants d'heure en heure
Menant leur sort à la rencontre de ton sort,
Ou t'ayant devancée au delà de la mort...
Toi-même, disparais, mais ton amour demeure !
Mon amour ! Mon amour ! quand ce cœur arrêté
Ne te contiendra plus... à ta source première,
A Jésus remontant d'un grand jet de lumière,
Mon amour, sois mon Dieu toute l'éternité ! »
Marie Noël (1883-1967), Les chansons et les heures, « À tierce » (extraits)
Les Éditions G. Crès et Cie, Paris, 1928.