"Elie est déjà venu" (Mt 17, 10-13)
« Il est visible, mes frères, que les apôtres n’avaient point appris de l’Ecriture ce qu’ils disent ici d’Elie ; mais seulement des docteurs de la loi, et que c’était un bruit commun parmi le peuple. C’est ainsi qu’il s’était répandu des traditions touchant Jésus-Christ. Ce qui fit dire à la Samaritaine : "Le Messie viendra, et lorsqu’il sera venu, il nous annoncera toutes ces choses" (Jn IV,25). C’est pourquoi les Juifs firent cette demande à saint Jean : "Etes-vous Elie ou le Prophète ?" (Jn I,21) Car, comme je viens de le dire, ce bruit s’était fort répandu parmi les Juifs touchant Jésus-Christ et touchant Elie, mais ils ne lui donnaient pas un bon sens.
L’Ecriture nous marque deux avènements de Jésus-Christ. L’un est déjà passé, et l’autre est encore à venir. Saint Paul nous en parle, lorsqu’il dit : "La grâce salutaire de Dieu s’est manifestée à tous les hommes pour nous apprendre à renoncer à l’impiété et aux désirs du siècle, afin de vivre avec modestie, avec piété et avec justice." (Tit II,11) Cet apôtre décrit ainsi le premier de ces deux avènements, puis il passe ensuite au second, lorsqu’il ajoute : "Dans l’attente d’une bienheureuse espérance, et de l’avènement du grand Dieu Notre-Sauveur Jésus-Christ." (Tit II) Les prophètes même ont parlé de l’un et de l’autre de ces deux avènements, et ils ont dit qu’Elie serait le précurseur du second, comme saint Jean l’était du premier. C’est ce qui fait que Jésus-Christ lui donne le nom d’Elie ; non parce qu’il était en effet Elie, mais parce qu’il en accomplissait le ministère, puisque saint Jean a été le précurseur du premier avènement comme Elie le doit être du second. Mais les scribes confondaient ces deux choses, et pour mieux corrompre le peuple, ils ne lui parlaient que du second avènement. Si ce Jésus, disaient-ils, était le véritable Christ, Elie serait déjà venu. Et c’est dans cette pensée que les apôtres disent ici au Fils de Dieu, "qu’il fallait qu’Elie vînt auparavant" ; c’était aussi la pensée des pharisiens, lorsqu’ils envoyèrent demander à Jean s’il était Elie. Mais voyons ce que Jésus-Christ répond à cette difficulté.
"Jésus leur répondit : Il est vrai qu’Elie doit venir auparavant, et qu’il rétablira toutes choses." (Mt XVII,11) Il dit qu’Elie viendrait en effet avant son second avènement ; mais il ajoute qu’il était déjà venu, désignant par là son précurseur Jean-Baptiste. C’est là cet Elie qui est déjà venu ; car pour le prophète Elie : "Il viendra et rétablira toutes choses", c’est-à-dire toutes les choses que le prophète Malachie a marquées. «Le Seigneur dit : je vous enverrai Elie le Thesbite, qui réunira les coeurs des pères avec leurs enfants, afin que lorsque je viendrai je ne frappe point la terre d’une plaie "qui soit incurable". (Mal IV,5) Remarquez, mes frères, l’exactitude des paroles de ce prophète. Comme la ressemblance du même ministère pouvait faire donner à saint Jean le nom d’Elie, il a soin, pour éviter cette confusion, de marquer le pays de l’un, et il l’appelle "Thesbite", pour le distinguer de saint Jean qui n’était pas de cette ville. Il les distingue encore l’un de l’autre par cette seconde marque, "afin", dit-il, "que lorsque je viendrai," je ne frappe point la terre d’une plaie qui soit "incurable" : paroles qui nous font voir quelle sera la terreur du second avènement. Car il n’est pas venu la première fois pour "frapper la terre". Il dit lui-même : "Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver". (Jn III,16) Le prophète Malachie marque donc cette circonstance, pour faire voir qu’Elie ne précéderait que le dernier avènement de Jésus-Christ, lorsqu’il viendrait juger le monde.
Il exprime en même temps le sujet pour lequel Elie lui servirait de précurseur. Il dit que ce serait pour persuader aux Juifs de croire en Jésus-Christ, et de ne s’exposer pas au danger de périr tous lorsqu’il viendrait. C’est ce que Jésus-Christ leur rappelle lorsqu’il dit : "Quand Elie viendra, il rétablira toutes choses", c’est-à-dire qu’il rétablira la foi des Juifs qui seront alors, et qu’il les amènera de leur incrédulité passée à une foi humble et fervente. Et il faut encore remarquer l’exactitude de ce prophète. Il ne dit pas : "Il réunira les coeurs des enfants avec leurs pères", mais "le coeur des pères avec leurs enfants". Comme les Juifs étaient les pères des apôtres, l’Ecriture marque qu’Elie réunirait les coeurs des pères, c’est-à-dire les sentiments des Juifs avec leurs enfants, c’est-à-dire avec les apôtres, et qu’il leur ferait embrasser leur doctrine sainte.
"Mais je vous déclare qu’Elie est déjà venu, et ils ne l’ont point connu, mais ils l’ont traité comme il leur a plu ; ils feront souffrir de même le Fils de l’homme (12). Alors ses disciples, reconnurent que c’était de Jean-Baptiste qu’il leur avait parlé (13)". Les apôtres comprennent cela d’eux-mêmes. Les docteurs de la loi, ni l’Ecriture ne leur en disaient rien. Mais comme ils devenaient plus éclairés, et plus attentifs à ce que Jésus-Christ leur disait, ils le comprennent sans difficulté, surtout après ce que Jésus-Christ leur avait déjà dit dans une autre rencontre : "Que Jean était Elie qui doit venir". (Mt XI,27) Et il ne faut pas s’étonner si, après avoir dit "qu’Elie est déjà venu", il dit néanmoins qu’il doit venir encore pour rétablir toutes choses. L’un et l’autre était véritable. Quand il dit "qu’Elie viendrait pour rétablir tout", il marque, comme j’ai dit, le véritable Elie et la conversion des Juifs ; et lorsqu’il dit "qu’il est déjà venu", il marque saint Jean qu’il appelle Elie, parce qu’il remplissait la mission que remplissait Elie. Les prophètes usent de cette manière de parler, lorsqu’ils donnent en beaucoup d’endroits le nom de "David" aux rois qui ont imité la piété et le zèle du véritable David ; et lorsqu’ils appellent les Juifs "princes de Sodome et enfants d’Ethiopie" (Is 1,13), à cause de la corruption et du dérèglement de leurs moeurs. Ainsi, parce que saint Jean avait été le précurseur du premier avènement comme Elie le devait être du second, Jésus-Christ lui donne le nom d’Elie. »
Saint Jean Chrysostome, Homélie LVII sur Saint Matthieu (1), in Oeuvres complètes (tome VIII) traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Jeannin, Bar-le-Duc, L. Guérin & Cie, 1865.
Source : Abbaye Saint-Benoît.